Jeanne Morisseau par Anne-Cécile Causse - 19/08/2015
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Jeanne Morisseau Les battements d'ailes

Originaire du Val-d’Oise, Jeanne Morisseau est davantage connue pour sa musique que pour ses livres, ses photographies et ses peintures. C’est en effet ainsi qu’elle entama son parcours artistique: ayant entretenu très tôt un journal intime, elle en vint à composer à la guitare des chansons qu’elle gardait celées, les jugeant trop personnelles. Elle ne s’en ouvrit qu’à partir de 1992, au fil de divers projets folk-rock dissimulant sa sensibilité derrière des textes en anglais. Et sous le pseudonyme de Jane lors de sa première prestation scénique, à l’occasion d’une writers night à Nashville (en 1995), dont subsistent quelques démos: “Soothing” en 1994, “Chicago” en 1995, “Moon Enlightened” et “Live à Maurepas” en 1996. Également fondé en 1992 autour de ses chansons et de quelques démos (“Easter”, “Bunch of Roses”, “Twin Peaks Trail”, “Pleasure Riser, Plagiarizer”, “Live Reports”…), son groupe rock, Easter/ X.easter/ Cassielle (avec son frère Jean-Christophe à la guitare électrique) publia un premier EP, “Trust Me”, suivi de “Cassielle” en 2000. La formation se sépara la même année, mais en 2011, Jeanne Morisseau rejoignit le combo pop rock de son ami Patrice Favre, The Lem’s (finaliste du tremplin Emergenza 2012/2013), qui splitta à son tour en 2015 – non sans avoir publié un EP 5 titres, “Il est grand temps”. C’est en 1998, après quelques concerts déclencheurs aux USA, qu’elle se résolut enfin à s’exprimer en français, et ses poèmes chantés l’incitèrent dès lors à travailler sa voix de haute tessiture, tandis que les formes qu’elle abordait prenaient une tournure plus classique. C’est en 1996 que Christophe Jouanno (récemment signalé dans nos colonnes auprès de Signac, chroniqué ICI) commença à travailler avec elle en tant que guitariste, arrangeur et ingénieur du son, autour d’un projet éphémère en français, Alian Brazen. Il ne la quittera plus. Après plusieurs disques auto-produits, comme le charnel “T’es Ma Branche” (2006), l’aérien “Duo des poètes, volet I” (opposant Victor Hugo à Patrice de la Tour du Pin en 2007), l’éclectique “Noisettes Folles” en 2001 ou le road trip amoureux “La Léatitude” (1998), et d’autres projets d’albums (“Bleu” entre 2000 et 2002, “La Trilogie de l’Âme Sœur” en 2002, dont est extrait l’album “T’es Ma Branche”, “Si Chaque Jour, Tu Viens” en 2007, ou encore “La Maison De Pablo Et De Clara” pour le cinéma et “Onze Chansons Sous Un Arbre” en 2005), ainsi que diverses maquettes (“Kythira” en 2000, “Le Duo Des Poètes, volet II”, opposant Hugo et Baudelaire en 2004, “Le Duo Des Poètes, volet III” opposant cette fois Hugo et Verlaine la même année, “Sur La Route d’Orphée” en 2005 pour le théâtre, “Chansons Fleuves” en 2006, “Chansons Partisanes” en 2007, “Les 3 French Lieder” en 2008 – mise en mots de mélodies de Brahms et Schuman – et “Birds” en 2009), le duo Morisseau-Jouanno récidive avec “Les Battements d’Ailes”, dont l’élaboration s’amorça en 2019. Probablement l’album le plus abouti de la chanteuse, ce dernier décline en 16 titres près de 70 minutes d’un flux poétique ininterrompu. Le livret (illustré, comme le digipack, de splendides aquarelles de la compositrice-interprète) inclut l’intégralité des textes, permettant d’en suivre pas à pas les circonvolutions, tour à tour intimes et empreintes d’un lyrisme quasi-mystique, ainsi que d’une inspiration à fleur de peau et d’âme (Peau d’âme, aurait immédiatement repris Jacques Demy). Comme si Françoise Hardy se piquait soudain d’interpréter Gérard Manset (“Les Lettres Mouvantes”, “Rêves De Hongrie”, “Le Voilier Rentre Au Port”, “La Lettre À Vincent”, “Sans Son Altitude”, “D’Où Qu’il Vienne, Mais Le Soleil” et le tétanisant “Portland, USA”), ou si Alan Stivell avait confié ses arrangements à Mark Hollis, John Cale et Yann Tiersen (“Aux Œillades De Mauve”, “Les Élans”, “Quand La Cigogne Mère, Un Ange À Nos Côtés”, “Les Amants De Ferrers”). Le fantôme de la Nico de “The Marble Index” visite même furtivement “Oh, Mary” (à s’y méprendre et à frémir), et il est ici pas mal question de deuil (celui de ses parents, de l’une de ses sœurs ou d’un ami). Digne et recueillie, Jeanne ne parvient pas moins à contourner les pièges d’un pathos par trop pesant, “La Tiédeur Du Temps” (plage la plus proche du rock groupé) rejoignant même furtivement la ferveur d’un Jeff Buckley. Rendons grâce à Lou Reed, qui eut le premier l’intuition d’accoupler rock, littérature et poésie: il n’est en somme besoin pour apprécier ce disque à sa pleine mesure que de savoir lâcher prise et s’y laisser emporter. Comme si Jeanne Morisseau se révélait en quelque sorte le pendant féminin et homophone du désormais lointain Van Morrison de “Astral Weeks”… Bon voyage, chers auditeurs, et peu importe si vous ne deviez jamais en revenir tout à fait.

Patrick DALLONGEVILLE

Paris-Move, Illico & BluesBoarder, Blues & Co
PARIS-MOVE, June 5th 2024